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Notes

1 Philippe Breton, Eloge de la Parole, Paris, La Découverte, 2007, p.35.
2 « Les rituels sont sans doute la forme la plus archaïque de l’expression humaine ».
Henri Hatzfeld, Les racines de la religion. Tradition, rituel, valeurs, Paris, Seuil, 1993, p.105.
3 Cela concerne certains fragments de la séquence liturgique ou tel geste pris en lui-même : le signe de croix que les catholiques effectuent à l’entrée de l’église, la prosternation devant l’icône dans le rite orthodoxe, le geste de bénédiction qui clôt la plupart des offices protestants, etc.
4 Michelle de la Pradelle, Jeux de mots, jeux de choses : faire son marché à Carpentras, thèse de doctorat, EHESS, 1990, cité in : Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, (Critiques), Paris, Aubier ; 1994, p.103s.
5 David Le Breton, En souffrance, Paris, Métailié, 2007, pp.322-324.
6 « L’homme d’aujourd’hui n’est pas d’une nature différente de ses ancêtres […]. La preuve en est qu’il cherche à tout prix à sauver ou à retrouver, par des moyens qui paraissent quelquefois le ramener au stade tribal le plus primitif, ce qu’il n’a jamais cessé de se dire par des gestes symboliques, des caresses, des danses, des mouvements plus ou moins rythmiques, par des rites en somme, plutôt que par des paroles. Tout ce qui ressortit à ce qu’on appelle maintenant la "convivialité" relève en fait, avec toutes les formes de "cérémonie", de cette traditionnelle sociabilité. […] La forme en est souvent pauvre, et ne satisfait généralement que ceux qui les ont conçues, parce qu’elles ne s’enracinent pas dans notre tradition culturelle. Mais elles témoignent avec éclat de la vérité simple (sans majuscule) que font apparaître toutes les recherches historiques et sociologiques sur la sociabilité, à savoir, j’y insiste, que l’homme est à la fois corps et âme, et que l’on ne peut prétendre s’adresser à une partie seulement de son être sans manquer purement et simplement la communication. ».
Jacques Proust, « Une nouvelle "querelle des rites" », Etudes théologiques et religieuses, 1986/1, p.82.
7 Hans-Christoph Askani, « Rite et langage », Cahiers de l’Institut Romand de Pastorale, n°29, Septembre 1997, pp.10-11.
8 Il considère que ces cérémonies de passage obéissent toutes à un schéma constitué de trois étapes, de trois moments, correspondant à des sous-ensembles rituels : les rites de séparation (ou rites préliminaires), les rites de marges (ou rites liminaires) et les rites d’agrégation (ou rites post-liminaires). La force d’un tel schéma réside dans sa simplicité, dans sa logique et dans son efficacité comme outil de description des rites. Dans sa souplesse aussi puisque Van Gennep le nuance de deux manières : premièrement, la part respective accordée aux trois étapes est variable selon les cérémonies (ainsi les rites de séparation sont plus importants pour les funérailles tandis que les rites d’agrégation le seront dans les cérémonies de mariage) ; deuxièmement, il peut y avoir des dédoublements et des emboîtements (par exemple pour le mariage et l’ordination, la période de marge est assez développée pour constituer elle-même un rite de passage, fiançailles dans le premier, noviciat dans le second ; de son côté, le rite de passage de la naissance se dédouble en un rite de passage pour la femme, qui devient mère, et un rite de passage pour l’enfant, qui vient au monde).
9 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, 1981 (1909), p.13.
10 Werner Jetter, Symbol und Ritual, Anthropologische Elemente im Gottesdienst, Göttingen, 1978, Vandenhoeck und Ruprecht.
11 Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, (Critiques), Paris, Aubier, 1994, p.110.
12 Jean Cazeneuve, Les rites et la condition humaine, Paris, PUF, 1958, p.13.
13 François Héritier-Augé, citée dans une série d’émissions sur la chaîne Arte, consacrée aux rites de passages, 1994.
14 Louis-Marie Chauvet, « Une mémoire inscrite dans le corps : les rites sacramentels », in : Faire mémoire, Montpellier : Cahiers du SCEJS, 1992, p.29.
15 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p.36.
16 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p.124.
17 Pierre Bourdieu, « Le langage autorisé. Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », in : Actes de la recherche en sciences sociales, nov.1975, pp. 183-190, ainsi que « Sur le pouvoir symbolique », in : Annales ESC 32/3, 1977, pp.405-411.
18 Henri Hatzfeld, Les racines de la religion. Tradition, rituel, valeurs, Paris, Seuil, 1993, pp.127 et 125.
19 Werner Jetter, Symbol und Ritual, Anthropologische Elemente im Gottesdienst, Göttingen, 1978, Vandenhoeck und Ruprecht, p.107.
20 Comme le disait un pasteur du 19ème siècle « Dieu seul est laïque ! Hélas l’homme a des maladies religieuses, cléricalement transmissibles ! » (Tommy Fallot).
21 Nicole Belmont, « La notion du rite de passage », Les Rites de passage aujourd’hui, Actes du colloque de Neuchâtel, 1981, Lausanne, l’Âge d’homme, 1986, p.17.
22 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p.553.


Les rites. Introduction au séminaire 2014

Toulouse les 27-28 septembre 2014

Introduction

Nous donnons une grande place au langage parlé dans nos échanges ordinaires, au point d’identifier la parole à ce seul langage. Or il est d’autres moyens pour porter la parole. Notamment les « gestes » qui, d’ailleurs, sont généralement associés au langage verbal. C’est l’un des plus anciens modes de communication. Philipe Breton écrit : « Le geste est un autre moyen de communication important pour l’homme. Il faudrait parler, plus précisément, du geste signifiant, celui qui porte la parole à travers une sorte d’alphabet corporel. » 1 Et notamment ces gestes très particuliers et répétitifs que sont les rites et qui sont sans doute la forme la plus archaïque de l’expression humaine. 2 On en trouve dans toutes les sociétés notamment dans leurs expressions religieuses. « Il n’y a pas de religions sans rites et cérémonies » disait Bergson. Toutes comportent des pratiques codifiées et répétitives, des pratiques rituelles autour desquelles le groupe se constitue et se rassemble. La tradition chrétienne n’y échappe pas, même si cela peut prendre des formes plus ou moins accentuées suivant les traditions confessionnelles (catholicisme, orthodoxie, protestantisme). 3
Je vous propose donc d’aborder rite comme « un geste qui parle », un geste porteur de sens, un « geste signifiant » pour reprendre l’expression de Philippe Breton.

1. Le rite, une réalité anthropologique.

1.1 Etymologie et définition

D’après son origine indo-européenne, le mot rite vient du sanscrit rita qui signifie « ce qui est conforme à l’ordre ». Le rite désigne donc la participation de l’humain à un ordre, l’ordre du cosmos, l’ordre du rapport entre les dieux et l’humanité, l’ordre des êtres humains entre eux.
Le terme latin ritus désigne, au sens restreint, ce qui est ordonné, ce qu’il faut faire lors du culte en usage dans telle communauté religieuse.
L’étude du rite montre que l’on a affaire à un phénomène complexe. Le terme désigne les pratiques symboliques, codifiées, souvent de caractère sacré, d’un groupe social ou religieux.
Le domaine du rite est immense et les recherches contemporaines n’ont cessé d’en étendre le champ. Elles ont fait par exemple apparaître combien toutes nos relations sont régies, parfois à notre insu, par un ordre cérémoniel implicite.
Par exemple « les rites de politesse ». Notre vie quotidienne se ponctue de micro-rituels qui ont souvent un aspect festif. Ces rites profanes peuvent être liés à une tradition familiale, professionnelle, régionale.
On sait aussi les rituels des enfants notamment au moment du coucher. La ritualisation peut même prendre parfois avec les T.O.C. (troubles obsessionnels compulsifs) des formes pathologiques.
On peut aussi parler des rituels dans le domaine du sport. Notamment le football ou le rugby (le fameux haka des néo-zélandais) ou dans la société, j’y reviendrai.
Une thèse de doctorat a même analysé le rituel du marché aux truffes de Carpentras ! 4
On voit bien que le rite est une dimension fondamentale de l’humain, une donnée anthropologique. On ne connaît pas de société sans rite. Lié souvent au monde religieux par les ethnologues, on connaît aussi l’existence de rites profanes. Dans notre société elle-même, marquée par un refus du ritualisme considéré comme irrationnel, on constate une ritualisation croissante pour combattre le désenchantement.
On voit ainsi apparaître de nouveaux rituels remplaçant les anciens oubliés ou discrédités (Halloween, ou des rituels d’intégration au groupe). David le Breton a mis en évidence, à propos des jeunes, des « rites privés de conjuration de la souffrance ». 5
Cette recrudescence du rite s’inscrit dans un contexte où l’on redécouvre d’autres moyens de connaissance que le seul savoir rationnel qui exerçait un certain monopole en modernité 6, notamment un paysage religieux où le corps, les émotions, les sens, l’expérience vécue sont revalorisés.

1.2 Le rite est un langage

Ainsi le rite est un langage qui permet de donner du sens notamment dans les situations où le sens semble s’effacer. Il constitue une modalité d’expression disponible quand le langage verbal s’avère impuissant à dire. Il est la source d’une connaissance autre, il permet de désigner des réalités qui nous dépassent sans les enfermer dans des formules verbales.
Au fond, le rite est une façon de figurer l’indicible. Il fait accéder au langage ce qui n’a pas de langage pour se dire, il donne un langage à ce qui est au-delà de tout langage.
Il est en ce sens le support privilégié de la quête de sens qui est au cœur de l’humanité. C’est pourquoi il a souvent à voir avec le langage mythique qui dit quelque chose de l’origine, de l’initial. Le rite, écrit le théologien H.C. Askani,
« est la mémoire du non-langage, du non-encore-langage : compréhension sans compréhensibilité lucide, communauté qui précède l’individu, répétition sans sens (et peut-être au-delà du sens), passé sans fond ; souvenir de ce qui ne s’est jamais passé. » 7
Ainsi dans le registre religieux, le rite constitue la voie par excellence pour essayer d’exprimer et de faire percevoir quelque chose de l’altérité de Dieu, de la transcendance, que le langage rationalisant des dogmes tend à occulter. Je vais y revenir.
Les rites constituent un langage d’ordre symbolique qui permet d’évoquer des réalités que l’on ne sait pas bien nommer et que l’on ne peut pas donner à saisir directement. Pour cela, il synchronise diverses formes d’expressions (gestuelles, verbales,…) et les articule en une structure dramatique.
Il tient son efficacité de sa capacité à s’adresser à l’homme dans ses dimensions les plus sensibles : le corps, les sentiments, les émotions.

1.3 La notion de rite de passage

C’est Arnold Van Gennep qui a identifié, décrit et analysé dans un ouvrage qui fait encore autorité (1909, réédité en 1981, à nouveau en 2011) ce qu’il a appelé les rites de passage 8 considérant qu’ils constituent une constante anthropologique.
Ce sont pour lui « toutes les séquences cérémonielles qui accompagnent le passage d’une situation à l’autre ». 9
En effet, tout changement de situation repose la question du sens, toujours latente en l’être humain. Le changement, nous le savons bien, est porteur d’incertitude, car il faut entrer dans un monde inconnu, dans un statut social nouveau, apprivoiser une nouvelle façon d’être. La ritualisation festive des grandes étapes de la vie est un des traits caractéristiques des religions populaires.
Dans ces moments de crise que constituent ces passages de l’existence, le rite va tout à la fois permettre l’expression des émotions, leur offrir un langage et les canaliser en des formes fixes, ordonnées.
Plus l’angoisse sera forte, plus le rituel remplira une fonction cathartique afin de purger l’angoisse et maîtriser l’irrationnel, qui est toujours menace du chaos. Face au risque de désordre, le rite pose un ordre. Le rituel apparaît ainsi, selon l’expression d’un théologien allemand, Werner Jetter, comme la « caution de l’ordre et du sens ». 10
Dans ces moments de crise qui comportent une forte charge affective, ambivalente, mêlant espoir et crainte devant un avenir inconnu, le rite va répondre à l’angoisse de deux manières.

Je suis déjà entré dans ma 2ème partie qui concerne les caractéristiques du rite.

2. Les caractéristiques du rite

Ces caractéristiques sont très imbriquées les unes dans les autres.

2.1 Le rite s’inscrit dans une précédence

Le rite se reçoit d’une tradition. Il porte la marque d’une antécédence dont l’origine est souvent, imprenable, inconnaissable, c’est pourquoi, je l’ai dit, il a à voir avec le mythe.
Le rituel est comme une langue qui mémorise, presque à l’insu de celui qui le vit, dans des gestes stéréotypés, la continuité d’une transmission dont les racines remontent parfois au plus lointain. L’antécédence se signale parfois par le renvoi à une parole fondatrice. C’est le cas par exemple dans le langage de célébration du sacrement. Ainsi Paul écrit à propos de la cène « J’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis » (1 Co 11/23). Ce qui a été transmis, ce qui a été reçu de la tradition renvoie en deçà d’elle-même à un geste inaugural, à un acte d’institution. Les liturgies du baptême et de la cène soulignent d’ailleurs ce moment d’« institution ».
Certes des ruptures ont pu engendrer des configurations de sens nouvelles (toute liturgie porte la trace de ces sédimentations). Mais les matériaux, on parle des ritèmes comme on parle des phonèmes, remontent parfois à la nuit des temps. Les rites sont codifiés en un langage, ils se transmettent et sont répétés de génération en génération, inscrivant ceux qui les effectuent dans cette chaîne des générations. « Tout rite est l’imitation ou la reproduction d’un autre rite » écrit Marc Augé. 111111 Parfois la signification du rituel change, mais les ritèmes demeurent (cf. la Cène/la Pâque juive/les rites agraires).
Le rite ne nous appartient pas, même s’il convient de l’assumer, de le faire mien ou nôtre, c’est-à-dire parfois de l’adapter. Le rite est reçu, il nous échappe, notre part de liberté y est réduite. Le rite improvise et invente peu. La codification et l’ordre y sont prédominants.

2.2 Le rite est répétition

Partout où il y a rite, il y a donc généralement répétition dans une forme d’invariance. Pour que le rite opère, il faut qu’il soit non seulement réitéré, mais qu’il le soit complètement. S’il « manque » quelque chose au geste prescrit ou si le célébrant y ajoute quelque chose de sa propre fantaisie, le rite perd de son efficacité et de sa crédibilité. La reproduction complète et rigoureuse du rituel, jusqu’au bout et dans chacun de ses détails, est la condition d’efficience du rite. Le rite est « une action qui se répète selon des règles invariables ». 12
C’est pourquoi le rite tolère mal l’invention ou la créativité individuelle. Y compris dans l’Eglise, où nous le savons, tout changement du rituel ou de la liturgie suscite des résistances, même si le rite peut évoluer.
La nécessité de la répétition est liée au fait que le rite est la figure d’un ordre, elle est inhérente à l’ordre rituel. Les rites vivent de répétition et le travail du rite tient à cette répétitivité.
Celle-ci comporte bien sûr des aspects négatifs : l’usure, la routine, le formalisme, j’y reviendrai. Mais ce serait en méconnaître l’importance que de l’envisager seulement de manière négative. Le rite en sa permanence structure une mémoire. Françoise Héritier dit :
« le rituel permet dans la répétition de ses gestes et de ses paroles non de répéter de façon stérile une gestuelle immuable, mais de perpétuellement recommencer la même chose certes, mais indéfiniment nouvelle pour faire du continu avec du discontinu. » 13
Dans la dispersion des expériences, l’instabilité des émotions et des sentiments, le rite fixe des repères stables. Le sentiment de continuité qu’il communique peut même favoriser la possibilité d’intégrer des expériences novatrices.

2.3 Le rite est une représentation

Le rite s’exécute comme une pièce de théâtre. La théâtralité est inhérente à l’ordre du rite. C’est un jeu de rôles impliquant plusieurs acteurs avec une mise en jeu de la parole parlée et du corps. Cette représentation n’aura d’efficacité que si les assistants en sont pleinement participants. Le rite organise de manière ordonnée et solennelle divers modes d’expressions et les articule en une sorte de dramaturgie solennelle. Il met en jeu non seulement l’intellectuel, mais aussi les divers langages du corps (gestes, postures, mouvements, parures…), les multiples registres de la voix, les différents organes des sens, le registre des émotions et de l’affectivité. Cette polyphonie explique la grande force d’incorporation que comporte potentiellement le langage du rite. C’est un « langage-corps » 14 pour reprendre l’expression du théologien catholique Louis-Marie Chauvet, qui permet au groupe de prendre corps.
On ne le voit pas que dans le champ des religions. C’est vrai aussi dans le monde profane avec ces « rituels laïques » qui font mémoire des grandes heures de l’histoire du pays. La nation s’y autocélébre et y prend une dimension de transcendance, à travers le spectacle de sa puissance militaire, à travers le lien entre les vivants et les morts : la grande parade militaire du 14 juillet, la cérémonie de la flamme à l’Arc de Triomphe, les transferts de cendres au Panthéon, les passations de pouvoir au plus haut niveau de l’état… Le pouvoir s’y met en scène et y puise une sorte de surcroît de légitimité. Partout où il y a rite, il y a de la représentation, de la célébration, une mise en scène qui est aussi une forme de mise à distance. Le spectacle fait partie intégrante du rite. Il ne donne pas seulement à entendre mais aussi et surtout à voir, à sentir, à ressentir. En somme, il montre plus qu’il ne dit.

2.4 Le rite est une action

Il y a dans le rite une effectuation. Le rite est quelque chose qui se fait. Pierre Bourdieu écrit « Les rites sont des pratiques qui sont à elles-mêmes leur fin, qui trouvent leur accomplissement dans leur accomplissement même ; des actes que l’on fait parce que « ça se fait » ou que « c’est à faire », mais aussi parfois parce qu’on ne peut pas faire autrement que de les faire, sans avoir besoin de savoir pourquoi et pour qui on les fait, ni ce qu’ils signifient … » 15
Le rite est de l’ordre d’un agir. Le rite ce n’est pas seulement ce qui est dit mais ce qui est fait. Il y a une relation énigmatique, une articulation, du dire et du faire qui sont indissociables dans le rite. Toutefois le faire a priorité sur le dire. Le langage rituel est d’essence pragmatique. C’est un acte effectué en disant quelque chose. Ce qui est dit c’est ce qui est fait. Telle est, dit encore Bourdieu, la « magie performative » du rite. 16 Telle est aussi sa force, qui tient à cette « performance », à cette capacité d’effectuation du rite.
Parlant des rites d’investiture, Bourdieu montre comment ils transforment la réalité en transformant la représentation que nous avons de la réalité. Ainsi l’investiture transforme réellement la personne consacrée (prêtre, académicien, président de la République…) parce qu’elle transforme la représentation que s’en font les autres et la représentation qu’elle se fait d’elle-même, de ce qu’elle est et de ce qu’elle doit être.
Cela va impliquer que le rite n’opère que s’il est accompli par une personne autorisée à ce titre. 17 Dans le domaine du rite, n’importe qui ne saurait faire n’importe quoi. Pour qu’une action de ce genre puisse être revêtue d’effets, réels ou supposés, il faut qu’elle soit menée par quelqu’un se trouvant dûment chargé par le groupe social d’un pouvoir symbolique.

3. Les fonctions du rite

3.1 Dire l’indicible et ouvrir à une transcendance

Le rite est un langage symbolique qui permet une prise de distance et évite d’être submergé par le chaos des émotions. Il est fait de signes pour faire signe. Je l’ai déjà dit, l’apport du rite, c’est de prêter un langage à ce qui n’a pas d’autre langage pour se dire. Il dit quelque chose d’inexprimable. Il introduit à un élément tiers, il renvoie à travers des paroles et des gestes à une altérité.
Ce qui se passe avec le rite vient de plus loin, voire de plus profond que nous et pointe au-delà de nous. Il y a dans le rite une part importante qui nous échappe et nous dépasse, un derrière nous et un devant nous.
Le rite témoigne d’un au-delà de la réalité : au-delà de la perception des évidences sensibles, au-delà de l’expérience immédiate, au-delà de ce qui est visible. Il renvoie à une dimension cachée de la réalité qui lui donne sa profondeur ultime. Le rite est une ouverture sur une réalité autre qui met de l’ordre dans la réalité présente, qui assure l’existence contre le non-sens. Le rite écrit Henri Hatzfeld est « producteur de transcendance » ou encore « le rituel ouvre la porte de la transcendance ». 18 « Le rituel est le moment où l’on passe, où l’on peut passer, insensiblement de l’évocation à l’invocation ». 19
On comprend pourquoi la religion constitue un des terrains de prédilection du rite. Même profane, le rite est d’essence religieuse et il n’y a pas de religions sans rites. 20 Le rite est le lieu où sont évoquées attentes et angoisses, mais articulées à la réponse d’un Autre, un Absolu, une Transcendance, Dieu ou une Vérité à majuscule.
Quand il est religieux, le rite constitue la voie par excellence pour essayer d’exprimer et de faire percevoir quelque chose de l’altérité de Dieu que le langage rationalisant des dogmes tend à occulter. Dans les crises personnelles et les situations nouvelles de la vie l’offre rituelle décharge la foi d’avoir à se redéfinir de manière rationnelle mais lui permet de se dire de manière symbolique.
On perçoit particulièrement cette ouverture à une altérité dans les rituels de passage. Par exemple le vœu d’inscrire son couple dans un au-delà du couple : au-delà qui est à la fois de l’ordre de la temporalité (un dépassement dans la durée) et de l’ordre de la valeur (l’aspiration à une fidélité créatrice). L’acte symbolique de la bénédiction vient dire ici, en ce lieu et à ce moment, que nous ne sommes pas l’origine de nous-mêmes : la vie se reçoit d’une Parole qui nous donne à nous-mêmes et nous confère notre identité ultime.

3.2 Inscrire dans le temps

Le rite joue avec le temps qu’il restructure ou condense. La matière première du rite c’est le temps dans l’expérience multiple que nous en faisons : continuité et discontinuité, durée et succession, rythmes et passages. Le rite semble correspondre au vœu de maîtriser le temps, de résorber l’angoisse qu’il suscite, en particulier par la conscience de son irréversibilité. Il bouleverse la successivité linéaire, il contracte le temps, le structure en le restituant ou en l’anticipant. Il opère ainsi « une manipulation symbolique du temps » 212121 (Nicole Belmont).
Ce qui a été le plus souvent souligné c’est la réactivation de l’événement originaire au travers de la commémoration, le rite permettant de surmonter la distance temporelle et de ressaisir quelque chose de la créativité première. Le rite est ainsi appréhendé dans cette relation à l’archaïque, à l’originaire, dans ce rapport présent/passé. C’est le sens des commémorations rituelles qui contribuent à rendre présent, à représenter littéralement quelque chose d’un passé qui nous a échappé. À travers cela il s’agit de retrouver l’énergie créatrice du début par la présentification de l’événement originaire. Le rite participe d’une mémoire narrative, par la mise en scène d’un récit et il inscrit ainsi dans une filiation, une appartenance.
- Ainsi le rite mémorise : il sédimente les apports successifs et condense en ses formes prescrites une expérience immémoriale. En ce sens il est lui-même mémoire.
- mais le rite fait aussi mémoire : il a le pouvoir de représenter l’événement originaire au travers d’une mise en scène symbolique qui nous fait participer à cet événement en dépit de la distance temporelle
- le rite a également une dimension d’ouverture. Le souvenir dans le rite n’est pas séparable d’un avenir qu’il anticipe (Liturgie : « Père, au moment de nous approcher de cette table, nous faisons mémoire des paroles et des gestes de Jésus-Christ, de sa mort et de sa résurrection, et nous attendons son retour »).
- enfin cette inscription du rite dans une antécédence rappelle que dans la succession des générations, nul ne peut occuper le premier maillon de la chaîne, chacun a toujours été précédé et que l’humain ne peut se poser comme son propre fondement.

3.3 Refonder le lien collectif

Partout où il y a rite, entre en jeu quelque chose qui n’est pas simplement individuel. « Les rites sont avant tout les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement » écrit Durkheim. 22 Le rituel est collectif, inséré dans une communauté.
Ainsi le rite a une fonction d’intégration (baptême). Il relie, il rassemble, il incorpore, il inscrit dans une communion (cène). Il s’agit de vivre un temps fort collectif et de prendre corps en tant que groupe. Le rite contribue au renforcement des liens, il tend à l’affermissement de la cohésion communautaire. C’est pourquoi le rite est rarement une conduite individuelle, mais il comprend toujours cette dimension collective.
Par là se comprend mieux également le lien entre le rite et la fête. La fête prolonge, déborde, englobe le rite, intègre d’autres participants contribuant à sa force d’incorporation.
Le rite cimente la communauté et mobilise les énergies. Il est ainsi un important facteur d’identification. C’est un système de communication symbolique qui unit les participants, les fait participer à une réalité qui les dépasse, qui dépasse la vie individuelle des participants. Il contribue ainsi puissamment à l’identité du groupe, et spécialement à ceux qui en sont les premiers bénéficiaires.
Les rites sont des opérateurs de liens. Des agents de liaison. C’est un jeu de langage jusque parfois dans une forme initiatique qui permet à une assemblée de vivre une émotion collective. P.ex. rôle des chants dont les participants extérieurs ne comprennent pas le sens.
On comprend pourquoi, si on pense à l’étymologie, le rite a souvent à voir avec la religion. Même si l’étymologie est discutée le mot vient soit de « relire » soit de « relier ».
Je souligne que le rite opère du lien dans trois dimensions. Il relie les participants. Il relie à une tradition, à une histoire, un passé. Il relie à un au-delà de la réalité visible.

3.4 Accompagner les rythmes de la vie et de la foi

Enfin, il est une fonction essentielle du rite qui est d’accompagner les moments essentiels de la vie en faisant baisser l’angoisse suscitée par le changement de situation ou de statut, en la canalisant, en donnant du sens par-delà le chaos.
Cette fonction est assumée particulièrement, on l’a vu, par les rites de passage. Dans nos sociétés modernes où la dimension rituelle traditionnelle s’est effacée, ces « passages » continuent de mobiliser des valeurs affectives fortes - naissance, mariage, fêtes de fin d’année, décès - et vont prendre une forme rituelle. Avec souvent une imbrication et un télescopage entre des rites de vie et des rites de foi, même dans une société laïque.
Ainsi on peut pour des raisons théologiques bien pensées renoncer à tel « rite de foi » et malgré tout la voir se maintenir ou revenir parce qu’elle correspond à un « rite de vie » que l’on demande à l’Eglise de prendre en charge (ainsi la confirmation supprimée depuis 1968 dans l’ERF et qui existe toujours partout sous d’autres appellations et d’autres formes) ou encore la demande de « baptême républicain ».
Ainsi, les demandes d’actes rituels, encore fréquents dans les Eglises notamment venant de gens qui en sont distancés, remplissent cet objectif existentiel. Notamment pour les passages importants ou critiques de la vie, le rite vient rappeler que l’humain n’est pas maître des énigmes de sa vie, qu’il ne dispose pas de cette dernière, qu’il n’en a pas la maîtrise.

4. les risques du rite

Pour finir je voudrais pointer les risques du rite. Car le rite est souvent critiqué, moqué, fustigé, y compris dans la littérature ou au cinéma. La dimension rituelle a toujours constitué un des thèmes privilégiés de la critique de la religion. Au 18ème siècle déjà Voltaire se moquait des passions religieuses liées aux rites. Pour Freud, les rites sont l’expression de la religion en tant que névrose obsessionnelle de l’humanité. C’est même à cause de ces « pièges du rite » que certaines traditions chrétiennes comme le protestantisme ont manifesté réserve et méfiance critiques à l’égard du rite. « C’est à la foi que nous sommes redevables de toutes choses, et de rien aux rites » disait Luther.
J’envisage brièvement ces pièges dont on va voir qu’ils sont très imbriqués les uns dans les autres.

4.1 Passéisme

C’est le piège de la tradition quand elle enferme dans des formes usées et figées, étouffantes plutôt que vivifiantes, même si le rite tourne pourtant aussi vers l’avenir. Ainsi dans ces paroles de Paul reprises dans certaines liturgies de la cène : « Toutes les fois que vous mangez de ce pain et que vous buvez de cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». (1 Co 11, 26)

4.2 Répétition

Le deuxième piège, c’est celui de la répétition donc de la routine conduisant à formaliser l’accomplissement rituel. Au lieu de susciter la démarche personnelle, le rite risque alors de la figer dans des formes toutes faites qui empêchent la dynamique, qui risquent de susciter le légalisme. On fait alors du rite une obligation. En même temps, la répétition du rite ne dit-elle pas de manière significative quelque chose de son insuffisance, voire de son caractère provisoire ?

4.3 Le magisme

Ce piège, c’est de faire du rite un acte à valeur objective qui serait efficace en lui-même, quelles que soient les dispositions de celui qui le reçoit. On peut vivre le rite sans adhésion du cœur et de l’esprit, de l’intelligence et de la foi s’il s’agit d’un rite religieux. Le rite (paroles et gestes) serait efficace par lui-même (ex opere operato = à partir du travail effectué), indépendamment d’une relation existentielle. Quand il tombe ainsi dans le piège du magisme, le rite permet de faire l’économie d’une démarche personnelle.

4.4 Formalisme

En dehors de toute implication personnelle du sujet, le rite peut être pratiqué de manière purement formelle, extérieure, sans conséquence concrète, réelle, apparente sur la vie. Cela dit, on doit s’interroger, le rite doit-il être vécu de telle manière qu’il soit intégralement compris ? On a vu que sa part de mystère est constitutive, il renvoie précisément à de l’indicible, ce qui est au-delà des mots. C’est d’ailleurs bien, on l’a dit, à cause de cette part d’indicible qu’il y a nécessité du rite. C’est pourquoi le rite comporte généralement peu d’éléments auto-explicatifs (parfois une brève catéchèse dans les actes pastoraux).

4.5 Cléricalisme

On le voit, routine, automatisme et formalisme sont étroitement liés. Ils débouchent sur un autre piège du rite, celui du cléricalisme. En effet, pour être efficace, un rite doit non seulement se faire selon les formes mais encore par une personne clairement désignée à cet effet. Du coup, il risque d’être confisqué, réservé, monopolisé par un corps de clercs et de prêtres et ainsi sacralisé.

4.6 Désir de Maîtrise

Ce risque résume tous les autres. C’est penser que, par le rite, on peut manipuler, maîtriser la vie, l’histoire, le destin ou le divin, avoir prise sur lui. Certes, le rite exprime une forme de respect de l’homme à l’égard des énigmes de sa vie, renonçant apparemment à toute maîtrise, reconnaissant sa finitude et la confiant par exemple à Dieu. Mais d’un autre côté l’acte rituel peut être une tentative de l’être humain pour conjurer rituellement cette non-maîtrise et s’accorder la maîtrise des énigmes de la vie.
C’est ce que montre l’évolution de la demande rituelle qui veut le rite mais en se l’appropriant : demande notamment de privatisation et surtout de personnalisation. On veut le rite, mais on veut l’adapter afin de le plier à un désir de maîtrise. Nous aurons peut-être l’occasion d’en reparler.

On va voir maintenant, avec les autres interventions, comment ces différents éléments sont pris en charge ou non dans le cadre religieux et aussi comment il en est rendu compte au cinéma puisque le rite, plus qu’il ne donne à entendre, donne à voir et se prête à une mise en scène.

Michel Bertrand


Textes cités lors de la reprise à la fin du séminaire

Les racines de la religion

Mais regardons ce qui se passe sous nos yeux. Quel prêtre, quel pasteur ne s’est pas demandé un beau jour quel était son statu réel et comment s’accordaient sa vocation et l’attente effective, la demande de ses paroissiens ? Qui est-il en vérité ? Un témoin de l’Evangile ou un officier religieux – de l’état civil ? Quand on constate l’importance que prennent dans un ministère de prêtre ou de pasteur les mariages, les baptêmes et les enterrements, pour le compte notamment de familles qu’on ne voit guère qu’à ces occasions, la question se pose nécessairement. S’agit-il de Jésus-Christ, ou s’agit-il de la célébration des grands moments de l’existence, chargés à n’en pas douter de signification et d’incertitude – disons : chargés de valeur ? Quiconque a assisté à un mariage chrétien et a cru que c’était Jésus-Christ que l’on célébrait – et non les héros évidents de la fête – a vraiment des yeux pour ne rien voir. Comme le dit parfaitement notre langue : on célèbre le mariage.
Notons bien qu’il n’y a ni contradiction ni incompatibilité. Pourquoi mon Dieu, le Dieu de Jésus-Christ, ne bénirait-il pas ce charmant couple ? Il peut le faire aussi bien qu’un autre et, puisqu’il est là par la grâce de la tradition, il est tout à fait simple que son ministre intervienne. Avec un mélange étonnant d’inconscience, de ténacité et de rouerie, le groupe humain obtient d’un clergé partagé (un tiers de conviction, un tiers de complicité, un tiers de lassitude) un suage pas très catholique du bon dieu disponible.
(Henri Hatzfeld, Les racines de la religion, Seuil 1993, p. 174.)

Je me crois aussi athée qu'on peut l'être

Je me crois aussi athée qu'on peut l'être.
Et pourtant lorsque nous avons su que notre fille allait mourir, Hélène - qui est plus irréligieuse encore - et moi, nous avons demandé qu'un prêtre vienne auprès de Pauline pour prononcer les mots du baptême. Je me rappelle très précisément le regard intrigué de notre enfant lorsque l'eau du sacrement qui coulait sur son front lui a ouvert un bref instant les yeux. Dans la chambre mortuaire du funérarium de province - c'était à La Roche-sur-Yon- où le corps a attendu deux ou trois journées qu'on vienne l'enlever, un autre prêtre est venu. Il a eu l'intelligence de voir l'enfant et de ne rien dire. Il a juste cité un passage de la Bible, qui était le seul que nous pouvions entendre : celui qui parle de Rachel et dit simplement qu'elle a perdu ses enfants et ne veut pas être consolée. Il a accepté de nous accompagner jusqu'au cimetière de Rosnay et c'est lui qui a posé l'urne contenant les cendres dans le fond de la tombe. Je lui suis reconnaissant de ce geste car je ne crois pas que quelqu'un d'autre - et certainement pas moi - aurait eu le courage de le faire.
Personne ne supposait qu'un viatique fût nécessaire pour garantir à une enfant l'accès à l'au-delà, que son repos éternel supposait l'accomplissement d'une cérémonie. La superstition est une chose dérisoire et la grande gravité de la mort en fait apparaître tout le ridicule. Il y a autre chose: la conviction que le cadavre d'un être humain ne peut être abandonné sans que soient prononcées sur lui des paroles qui témoignent de ce qu'il a été et qu'il reste à jamais davantage que le corps désormais sans vie auquel il faut se résoudre à renoncer. Et quand tout se tait, il faut malgré tout que ces paroles soient dites, qui ne peuvent l'être par personne, par aucun individu en son nom propre mais par quelqu'un qui fasse entendre, venue de plus loin que lui, une grande parole de pitié anonyme qui témoigne, pour tous les hommes, du mystère écœurant de la mort et ne lui laisse pas le dernier mot.
(Philippe Forest, Tous les enfants sauf un, Gallimard NRF 2007, p. 102-103.)

Michel Bertrand

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