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[1]Protestantisme et cinéma français.Textes réunis par André Encrevé et Jean Lods; Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, tome 154, avril-mai 2008: article de J.Lods p. 235.
[2]Ib. Article de W.Verlaguet, p. 181.
[3]Ib. article de Jean Domon, p. 263.
[4]Ib. entretien avec Jean-Louis Lorenzi et Patrick Cabanel, p. 219.
[5]Ib. introduction d' A.Encrevé, p. 157.
[6]1 Cor. 9, 19-22.
[7]Cf. «Les mythes au cinéma : décadence ou espérance ?»
[8]Isaac ou L'epreuve d'Abraham - Approche Narrative De Genèse 22, Editions Lessius, 1999.
« Les protestants au cinéma » peut se comprendre de deux façons, soit on parle de ceux qu'on voit à l'écran, soit on parle de ceux qui vont au cinéma. D'un côté les réalisateurs, les acteurs et les personnages de film, de l'autre les spectateurs. De ce fait je vous proposerai deux parties de cet exposé, traitant d'abord des protestants côté écran, puis de ceux qui vont voir des films. Et pour finir je vous proposerai une troisième partie avec un exemple concret à partir d'un film.
Le titre de la conférence qui m'a été demandé au départ, « L'identité protestante au Cinéma », me semble assez incongru à vrai dire, parce qu'avant de s'interroger sur l'identité protestante au Cinéma il faudrait savoir ce qu'on entend par « identité protestante ». Pour commencer d'emblée par une boutade, je dirais, l'identité protestante c'est de ne pas en avoir.
Pour déployer cette proposition je vous propose dans un premier temps une réflexion sur cette notion problématique à travers plusieurs étapes:
1. une enquête parmi les films faits par des protestants;
2. une enquête parmi les films qui montrent des protestants;
3. à partir de là une réflexion sur ce que peut être l'identité protestante;
4. une interrogation de l'histoire quant à la construction de cette identité;
5. et une interrogation un peu plus théologique sur cette identité.
Parmi les cinéastes les plus connus, il y a Jean-Luc Godard. D'origine protestante, il se déclare pourtant sans confession. Donc: à partir de quand peut-on parler d'un cinéaste protestant ? Est-on protestant parce qu'on naît dans une famille protestante ? Alors Jean-Paul Sartre devrait être appelé un écrivain protestant puisque, après la mort prématuré du père, il grandit dans la famille de sa mère, cousine du fameux Albert Schweitzer.
Encore, pour Godard, on peut trouver des accents d'une théologie protestante par exemple dans Je vous salue Marie[1]. Mais que dire d'un cinéaste d'origine protestante converti au catholicisme comme Lars von Trier dont les scènes au Temple dans Breaking the waves, prix du jury oecuménique à Cannes en 1996, n'ont strictement rien de protestant. Et que dire d'un réalisateur d'origine catholique, même très catholique puisqu'il se destinait à la prêtrise, mais devenu agnostique, attiré par la théologie protestante qu'il connaît bien et qu'il met en scène avec beaucoup de finesse dans l'Amour à mort, je veux bien sûr parler d'Alain Resnais[2]. Quant à Olivier Assayas, qui met en scène une histoire de pasteur, joué par Charles Berling, dans Les Destinées sentimentales avec un grand souci du détail en ce qui concerne la vie de la communauté calviniste, il a déclaré à un journaliste qu'il ne s'était pas souvenu au moment du tournage que sa mère était calviniste.[3]
On pourrait bien sûr multiplier les exemples. Mais ces quelques cas type montrent qu'il n'est pas aisé de définir ce qui fait un « réalisateur protestant ». Ce n'est pas parce que quelqu'un a un parent protestant ou qu'il a une certaine sympathie pour des amis protestants ou pour la pensée protestante qu'on peut en quelque sorte annexer son œuvre pour le mettre sous le chapeau du protestantisme.
Je voudrais soulever encore une dernière grande figure du Cinéma contemporain, Michael Haneke. Il est le fils de l'acteur protestant Fritz Haneke et de l'actrice catholique Beatrix von Degenschild. A côté de l'art dramatique il a étudié la philosophie et la psychologie. Sa sensibilité et son parcours intellectuel le rendent particulièrement apte à capter cette identité protestante, quand il campe le personnage du pasteur dans son dernier film, palme d'or à Cannes en 2009, Le ruban blanc. Incarné par Burghart Klaußner, ce pasteur, père rigide et sévère, se situe à la limite de la perversion pour nos yeux formés par un siècle de psychanalyse, puisqu'il n'hésite pas à recourir à l'humiliation parmi des sanctions sévères infligées à ses enfants et ses élèves - malgré la tendresse pudique qu'il leur porte par ailleurs. Il participe ainsi à la formation d'une génération de jeunes enfants qui, adultes, porteront au pouvoir plus tard un Hitler, lui même, on le sait, enfant battu et humilié.
Mais est-ce en tant que protestant que Michael Haneke campe ce personnage ? Et ce pasteur, est-il aussi rigide et sévère parce qu'il est protestant ? On arrive là à la 2e des questions que je vous propose d'explorer à savoir :
Qu'en est-il donc de ce pasteur dans le film de Michael Haneke, ou encore les grands figures de pasteur dans les films de Bergmann – ou encore le festin de Babette ? Il se trouve que ce sont non seulement des protestants, mais aussi des personnages du Nord de l'Europe. Il est vrai que la plupart des protestants européens sont au Nord. Or, sans faire de racisme primaire, on peut quand-même constater que les gens du Nord, et j'en suis, sont plus réservés – pour ne pas dire rigides – que les méditerranéens, connus pour leur exubérance. Qui plus est, les films dont nous venons de parler jouent à une époque révolue, où le milieu catholique pratiquant n'était guère plus rigolo.
Pour revenir au pasteur dans le film de Haneke, je dirais donc volontiers qu'il n'est pas tant rigide parce que protestant mais parce que prussien au début du XXe siècle, ayant grandi donc dans une société qui privilégie l'économie des mots et des gestes, et ne donnent que peu de place à l'expression des émotions.
Le pasteur (incarné par Patrick Raynal) dans La colline aux mille enfants de Jean-Louis Lorenzi, lui aussi protestant, est nettement plus humain, sensible – peut-être parce que la France est un peu le maillon de liaison entre la culture du Nord et celle du Sud. Et puis on est déjà au milieu du siècle. Jean-Louis Lorenzi se définit d'ailleurs lui-même comme « protestant culturel » et non pas « cultuel »[4] - ce qui souligne le côté contingent de la notion d'identité.
On reconnaîtra dans le portrait de pasteurs américains davantage leur caractère américain qu'une identité protestante sur le modèle de Bergmann: prenons par ex. Le Prédicateur de Robert Duvall, ou encore le personnage inquiétant de La nuit du chasseur.
Qu'est-ce que c'est que l'identité d'abord ? Couramment, l'identité est la reconnaissance d'un individu par lui-même ou par les autres. Cela pose des problèmes du même et de l'autre, celui du devenir aussi. Vous connaissez probablement tous la formule de Rimbaud, reprise par Lévinas « Je est un autre ». Non seulement je ne suis pas maître de mon moi – ça Freud nous l'a démontré avec la notion d'inconscient – mais en plus je suis en perpétuel devenir. Celui ou celle que j'étais il y a 20 ans, n'était pas « identique » à celui ou à celle que je suis aujourd'hui ou que je serai plus tard. Notre identité est profondément marquée par les aléas de notre histoire, notre histoire personnelle et familiale, bien sûr, mais aussi le contexte historique dans lequel nous vivons.
Alors si la notion d'identité personnelle est aussi floue, combien plus l'est l'identité d'un groupe ! Un protestant réformé français a sûrement plus de points en commun avec un athée français qu'avec un protestant brésilien par exemple. Et un calviniste suisse du XXIe siècle a sûrement plus en commun avec un américain de son époque qu'avec un calviniste suisse du XVIe siècle.
Ce qu'ils ont en commun, tous ces protestants si différents, c'est moins leur façon de vivre que leur façon de concevoir l'Eglise, car malgré toutes les différences qu'il peut y avoir entre les différentes branches et sensibilités du protestantisme, aucune ne reconnaît un magistère. C'est sans doute cette absence d'un médiateur humain entre Dieu et les croyants qui est le pivot de ce qu'on pourrait comprendre comme une identité protestante.
Ainsi on a voulu voir dans le personnage du cowboy solitaire des grands western d'antan le résumé de l'éthique protestante, luttant pour faire régner la justice en faisant fi au besoin de l'institution, en n'obéissant qu'à sa seule conscience.[5]
Alors si nous interrogeons maintenant l'histoire, comment cette identité protestante si floue s'est-elle constituée ? Premièrement en opposition à une situation bien précise, celle des ventes d'indulgences, pratique scandaleuse de l'époque pour payer la construction de Saint-Pierre de Rome, et que je pense que peu de catholiques, même très catholiques si je puis dire, accepteraient aujourd'hui. Le point de départ est donc historiquement déterminé, peut-être même plus que théologiquement, car cette opposition à la politique financière de la papauté trouve une oreille complaisante chez les princes de l'empire qui cherchaient à s'affirmer.
C'est parce qu'elle était entendue sur ce terrain politique que la mise en question de la pratique de la papauté a pu éclore sans être étouffée dans l'œuf. Et une fois éclose ,elle a entraîné la mise en question de toute notion de pouvoir spirituel, de sacerdoce et de magistère. Tous les croyants sont égaux dans leur relation à Dieu, c'est ce qu'on nomme le sacerdoce universel.
Mais cela entraîne nécessairement une remise en question continuelle. Car là où il n'y a pas une instance centrale qui décide de ce qu'il faut croire ou faire, où l'on donne la liberté à chacun de lire la Bible à sa façon, même tempérée par une pratique communautaire, on ouvre la porte inévitablement à une multiplicité d'interprétations différentes. Et c'est bien ce qui s'est passé.
Se situant en opposition à un état de fait, la Réforme est pratiquement depuis le début multiple. Le fait de renoncer à tout ce qui peut ressembler à un magistère porte en lui dès l'origine la racine d'un foisonnement – on dit volontiers qu'il y a autant de protestantismes qu'il y a de protestants.
Si on pose maintenant :
on peut dire que le fait de ne reconnaître qu'à Dieu seul l'autorité dernière sur le croyant conduit à la prise de conscience par l'homme de son individualité, de sa responsabilité individuelle face à Dieu et face aux autres. D'où une certaine angoisse aussi. Car il n'y a plus de prêtres pour donner l'absolution à nos culpabilités. D'où une floraison, au XVIIe siècle, des traités de consolation pour toutes les situations existentielles possibles et imaginables. L'angoisse et le sentiment de culpabilité sont les premiers compagnons de la liberté individuelle, certes, mais la confiance en la bonté divine permet de les résoudre et d'accéder à une affirmation de la personne humaine; liberté face à ses choix et ses responsabilités.
Cette liberté allait à l'époque dans le sens de l'individualisation du sujet humain tout en étant en opposition avec sa situation historique et politique. Les premières constitutions de communautés notamment réformées sont très proches de ce que sera plus tard un fonctionnement démocratique. La fameuse « éthique protestante » a donc bien un fondement théologique, je pense néanmoins qu'elle est par ailleurs géographiquement située car elle rencontre, dans les aires où le protestantisme historique se développe, des structures de société qui lui permettent de s'épanouir.
En bonne protestante je ne pourrai pas clore cette première partie sans revenir à la Bible pour y chercher une réponse à notre questionnement. L'apôtre Paul dit:
« Bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis rendu le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre. Avec les Juifs, j'ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi (quoique je ne sois pas moi-même sous la loi), afin de gagner ceux qui sont sous la loi; avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi (quoique je ne sois pas moi-même sans la loi de Dieu, étant sous la loi de Christ), afin de gagner ceux qui sont sans loi. J'ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver de toute manière quelques uns. »[6]
Se faire tout à tous, ce n'est pas franchement très identitaire. C'est pourquoi je disais au début que l'identité protestante c'est de ne pas en avoir. Toute cette quête actuellement très en vogue de ses racines, de son identité authentique, me semble très suspecte. Il me semble plus profitable de nous en tenir à l'apôtre Paul, d'essayer de vivre en bonne intelligence avec les uns et les autres pour témoigner de l'Evangile.
Nous en venons à notre 2e partie que je ferai un peu plus courte, à savoir aux protestants en tant que spectateurs. Il faut bien dire que la relation entre protestants et Cinéma est traditionnellement conflictuelle. Je pense qu'elle vient d'un malentendu.
La lutte contre l'idolâtrie et l'insistance sur la prééminence de la parole a induit une méfiance mal placée envers tout ce qui est image. Dans mon village natal, des personnes pieuses disaient encore dans les années 50 qu'il y avait le diable dans la télévision. Or, la Réforme luttait contre l'idolâtrie, non contre toute autre utilisation de l'image.
Ensuite, il ne faudrait pas attribuer à la seule image le pouvoir de mentir, voire de corrompre et de manipuler, la parole y arrive très bien aussi. Le problème c'est que nous avons tous appris à l'école à disséquer un texte, mais nous n'avons pas appris à lire les images. Et je crois que c'est là un grand tort.
En effet, notre civilisation d'aujourd'hui est une civilisation de l'image. Il faut donc savoir les comprendre, les analyser, pour pouvoir comprendre le monde dans lequel nous vivons. Si on reçoit passivement un flot d'images on risque alors fort de rester sous leur emprise – comme un enfant devant un flot de paroles auxquelles il ne sait pas opposer d'arguments. Ne pas donner à nos jeunes notamment les outils pour élaborer une attitude critique face à l'image est un des manques majeurs de notre éducation actuelle. Et de l'attitude protestante traditionnelle en particulier. C'est là le travail de notre association Pro-Fil dont on pourra peut-être dire un mot tout à l'heure, que de donner ces outils.
Comment ça fonctionne ? Qu'est-ce que qu'il faut chercher, à quoi faut-il faire attention quand on va au cinéma ? Ce n'est pas le lieu ici de disséquer le langage cinématographique en général, je m'en tiendrai à notre sujet: le protestant qui va au cinéma, à quoi doit-il être attentif ?
Bien sûr, il doit d'abord prendre plaisir à aller voir un film – mais cela me semble aller de soi.
Il peut ensuite s'interroger sur ce que le film lui dit sur le monde et sur la façon de s'y situer en tant que croyant.
Notre monde est façonné par une histoire religieuse, il est traversé par un questionnement existentiel des hommes et des femmes qui reste toujours aussi fort, malgré un déclin des religions instituées, parce qu'il est l'expression même de la vie humaine. Ce questionnement se retrouve naturellement dans l'art et donc le Cinéma.
On peut donc être attentifs aux différentes formes de traces religieuses au Cinéma:
a) Nous avons tout d'abord des films à contenu explicitement religieux. Ces films confrontent pour ainsi dire toujours deux fois : la foi du réalisateur – ou sa non-foi d'ailleurs – et la foi du spectateur.
-- Il y a des films historiques, comme Luther, déjà évoqué, ou Mission de Roland Joffé, ou parmi les films se situant dans une histoire plus proche, Amen de Costa Gavras ou Le neuvième jour de Volker Schlöndorff. Au-delà de l'intérêt purement historique, ces films permettent au spectateur de s'identifier au personnage qui vit un conflit tragique entre sa fidélité à l'institution et sa conscience. Comment aurions-nous réagi dans ce genre de situation ?
-- Plus délicat me semble-t-il est la mise en image de récits bibliques – et notamment du Christ. Les Evangiles nous en transmettent une vision multiple, contrastée, complexe. Dans un film, elle est forcément restreinte à la vision que le réalisateur veut transmettre.
Quand par exemple Scorcèse, dans La dernière tentation du Christ, crée le scandale en imaginant des aventures amoureuses de Jésus, il termine pourtant son film par le retour du Fils à la « raison » du Père, qui n'est autre qu'une vision sacrificielle très traditionnelle de la rédemption. Et quand Gibson, dans La passion du Christ, prétend suivre à la lettre l'Evangile, sans tenir compte du fait qu'il n'y en a pas un mais quatre, qu'il réduit à la réalité plate d'une histoire racontable, en exacerbant les aspects les plus violents, le résultat doit davantage à la complaisance envers le goût du jour qu'à la « bonne nouvelle ». La volonté affichée de restituer fidèlement les évènements cède le pas à l'interprétation personnelle de l'auteur, en phase avec un public friand de violence sanguinaire.
Ainsi, les récits bibliques portés à l'écran posent la même question que la discussion autour du Jésus historique: une reconstruction historique, même scrupuleuse, est-elle porteuse d'une « vérité » de foi ? On peut en douter car même la plus grand honnêteté intellectuelle ne rend pas la démarche historienne transparente à elle-même.
Pour le spectateur il s'agit donc de questionner l'image de Dieu qui se cache derrière la volonté du réalisateur à montrer quelque chose, et de comparer cette image avec celle de sa propre foi.
b) Il y a des films, et là ils sont nombreux, où des éléments religieux jouent un rôle d'ingrédient esthétique. Pensez aux nombreuses scènes d'enterrement où on entend volontiers un pasteur ou le plus souvent un prêtre dire quelques mots, d'habitude des plus convenus, sur la résurrection, volontiers d'un ton onctueux; ou au contraire des scènes de mariage, tout aussi convenus. Comme dans l'immense majorité des cas ni le sujet du film ni le réalisateur ni rien d'autre a un véritable lien avec la foi chrétienne, nous pouvons analyser ces scènes comme réponse à la question: qu'est-ce que la culture ambiante, largement sécularisée, a retenu du christianisme, quelle image s'en fait-elle?
Nous avons des cas où la référence religieuse désigne une intensité émotionnelle qui est ainsi quasi-sacralisée. Dans d'autre cas c'est du pur folklore...
c) Il y a aussi l'enseignement que nous pouvons tirer des films qui nous présente des images relatives à d'autres religions. Là aussi, la question est: quelle image du religieux le réalisateur veut-il transmettre ? A-t-il un regard positif sur ce qu'il montre, cherche-t-il à capter notre empathie envers cette forme de religiosité, ou au contraire, dénonce-t-il une emprise abusive ? Il faut surtout différencier entre des films faits par des occidentaux sur une culture autre que la leur, et des films issus d'une culture religieuse autre que la nôtre. Dans ce dernier cas il nous manque souvent des clés pour vraiment comprendre tous les ressorts symbolique, comme pour Po di Sangui (1996) de Flora Gomes. Mais cela est vrai pour tout film d'une culture étrangère, et pas seulement pour les aspects religieux. Je crois qu'il faut surtout rester humble quant à notre capacité à comprendre, et ouvert pour que cette capacité puisse s'épanouir.
d) Mais ce n'est pas comme si on allait au cinéma pour y retrouver que des aspects ayant trait de près ou de loin à la religion. Bien au contraire. Ce qui me semble le plus important, c'est de rechercher des ressort spirituel dans les aspects les plus profanes.
Le christianisme naissant a recyclé les mythes de l'humanité au profit d'une vision historique du monde[7]. Il prêche un Dieu incarné. De là découle une relation particulière à la réalité qu'il convient de prendre au sérieux en tant que telle, toute en la subvertissant, subvertissant surtout les ressorts de la loi du plus fort.
Or, le cinéma joue un rôle formidable de miroir grossissant du monde. Le cinéaste met en scène la pâte humaine dans toute son épaisseur, forcément intriqué dans le contexte dans lequel il évolue. La vérité du cinéma ne réside pas tant dans sa fidélité documentaire, que dans ce qu'il révèle de la vision subjective du réalisateur. Qu'il mette en scène des histoires reflétant plus ou moins la vie actuelle, qu'il nous livre une reconstruction historique ou encore une fiction projetée dans le futur, il ne s'agit jamais de fait brut, mais toujours d'un regard particulière sur la réalité, sur l'histoire ou les rêves des humains, regard marqué forcément par une métaphysique, religieuse ou non, et qui témoigne d'une époque, la nôtre.
Découvrant les craintes et les espoirs du moment, le cinéma, en phase avec la modernité, prend sous sa loupe les nœuds de la réalité, entrelacs complexes entre faits et imaginaire, concepts et symboles, dont la description purement factuelle ne saurait rendre compte. Mieux encore que le documentaire, la fiction, en tant que construction analysable, permet alors de saisir comment fonctionne notre vision du monde et de démythiser les dogmes implicite de notre temps.
Cette démarche ne me semble pourtant pas typiquement protestante. Elle est chrétienne, et je dirais donc volontiers que côté salle de cinéma, il n'y a pas non plus d'identité protestante, mais une démarche chrétienne – et d'ailleurs dans le travail des jurys œcuméniques on ne constate jamais, du moins à ma connaissance, de différences tranchées entre jurés protestants et catholiques. Mais, tandis que les catholiques vont au cinéma depuis longtemps, peut-être on a besoin de tirer un peu plus les oreilles des protestants pour qu'ils prennent enfin au sérieux cet outil de témoignage.
D'ailleurs à la fin d'une réception œcuménique il y a quelques années, j'avais utilisé cette paraphrase de l'injonction du Christ: « Que celui qui a des yeux pour voir, voie ! »
Allons donc voir maintenant. Pour ce faire, je voudrais, à l'aide d'un exemple, montrer comment on peut mettre en relation film et Bible. Il y a plusieurs manières de faire, chacun peut développer la sienne. Hans-Werner Dannowski, l'ancien président d'Interfilm, a développé un usage croisé: interroger le film à partir d'un texte biblique et interroger le texte biblique à partir d'un film. Je voudrais maintenant m'essayer à cet exercice à partir du film des frères Dardenne, Le Fils.
Comme dans cet autre film des mêmes frères Dardenne, L'enfant, le fils n'est peut-être pas celui qu'on croit. Sur l'affiche, on voit le père en flou, tandis que du jeune on ne voit pas le visage.
Le père, Olivier, est charpentier, c'est déjà tout un programme pour un lecteur de la Bible. Il est par ailleurs formateur pour la ré-insertion de jeunes délinquants à leur sortie de prison.
D'Oliver on voit au début du film quasiment que la nuque. Le jeune, lui, on ne le voit pas du tout pendant les 20 premières minutes du film. Mais on sent sa présence comme inquiétante pour Olivier. Ce n'est que petit à petit qu'on comprend la situation:
Olivier a perdu un fils, il y a plusieurs années. Ce fils a été assassiné. Le couple qu'Olivier formait avec sa femme, n'a pas survécu à ce drame. Les deux sont maintenant séparés, l'ex-femme d'Olivier vient voir ce dernier pour lui annoncer qu'elle est à nouveau enceinte de son nouveau compagnon. On les voit, lui et elle, toujours qu'à moitié, presque furtivement, dans une relation brisée.
Olivier, le charpentier, porte en lui la béance du fils absent, la femme qu'il aime porte en elle un enfant dont il n'est pas le père, et il est en situation de père de substitution pour les jeunes dont il assure la formation.
Parmi eux, ce nouveau, Francis, ce jeune inquiétant, bien pâlot une fois qu'on le découvre, mais dont on apprend qu'il est le meurtrier du fils d'Olivier. Au début en en perçoit que les mains, puis on le voit de dos, comme ici, à travers l'ouverture de la cantine, tandis qu'Olivier affute son couteau d'un regard aussi inquiet qu'inquiétant.
On apprend que Francis a été abandonné par son père, rejeté par sa mère, il est en quête très forte d'un substitut paternel. Il s'accroche à Olivier. Olivier, poussé visiblement par un désir de vengeance bien compréhensible, accepte pourtant d'entrer dans ce rôle. Francis ignore qui est Olivier, Olivier se montre sévère, revêche. Il apprend à ses jeunes apprentis à se servir des outils, je ne peux pas montrer tout ça ici, mais je vous invite à le découvrir chez vous, en regardant le DVD: l'importance de la mesure, de l'angle droit, chaque chose à sa place, chaque geste doit être juste. A travers l'apprentissage du travail du bois, c'est l'apprentissage de la droiture qui est en jeu. Ensuite il leur apprend comment maîtriser la charge, le poids. Mettre genou à terre, se redresser, répartir le poids sur son épaule, monter à l'échelle en gardant l'équilibre.
Francis perd l'équilibre, Olivier essaye de le redresser, mais Francis n'est pas de taille pour porter la charge qui lui est imparti – ni sur l'échelle, ni dans la vie – il tombe – ou se laisse tomber ?
Olivier le ramasse littéralement sur ses épaules. Il a mal, très mal. Francis est anéanti.
Que va faire Olivier ? Il redresse Francis, allez, on recommence ! Pas question de se laisser aller. La vie est à ce prix.
Je passe toute une partie du film, on arrive vers la fin. Olivier propose à Francis de l'amener à la scierie. Je passe 2 extraits, un très court, on l'on voit Olivier préparer le matériel, notamment les cordes, puis les dix dernières minutes du film.
Est-ce qu'il y a un épisode biblique qui vous vient à l'esprit ?
Un père qui emporte des cordages et d'autre matériel et se met en route avec son fils, qui, arrivé au but, immobilise son fils pour le tuer, mais qui finalement ne le tue pas.
Gn 22
9 Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois.
10 Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau, pour égorger son fils.
11. Alors l'ange de l'Éternel l'appela des cieux, et dit: Abraham! Abraham! Et il répondit: Me voici!
12 L'ange dit: N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique.
13 Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes; et Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils.
Si on lit le texte biblique à partir du film, on peut se poser la question, quelle peut bien être la motivation profonde d'Abraham pour sacrifier son fils. La foi, nous dit le texte biblique. Mais c'est peut-être plus compliqué que cela, et de multiples exégètes ont attiré l'attention sur l'ambiguïté de la situation (dont André Vénin, théologien catholique belge[8]). Car quel serait un Dieu qui demanderait à l'homme de sacrifier son fils ? Ne serait-il pas il Dieu pervers ? Du coup, n'est-ce pas l'image que nous nous faisons de Dieu qui est en jeu ? Et du coup, l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ?
Si nous lisons maintenant le film à partir du texte biblique, nous avons un père meurtri, prêt à tuer un jeune homme par vengeance. Au moment même où il entame le geste meurtrier, ses mains sont incapables d'aller au bout du geste, il reste comme cloué sur place. Comme si un ange avait arrêté sa main :N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique.
Normalement, c'est un agneau qu'on sacrifie. Abraham, levant les yeux, aperçoit un bélier, retenu par ses cornes. Le bélier est le père de l'agneau et les cornes sont le symbole de la puissance.Abraham est invité à sacrifier sa toute-puissance paternelle pour que son fils puisse vivre. Accédant au commandement divin de sacrifier ainsi sa position de domination, Abraham répond « Me voici ».
Olivier accède au commandement divin de renoncer à sa vengeance. Non seulement il permet au jeune de vivre, mais pour lui aussi commence une nouvelle vie. Le dépassement quasi-sacrificiel de sa pulsion meurtrière le constitue comme « père » de substitution et offre du coup à Francis une place comme « fils ». Cette issue est absolument imméritée de la part de Francis, elle est offerte par le dépassement de la vengeance d'Olivier. Elle est grâce. Elle libère et l'un et l'autre, et le film se termine par un geste hautement symbolique où les deux lient ensemble des planches pour une nouvelle construction.
Waltraud Verlaguet
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